Article de Benjamin Konig – Humanité Dimanche du 11 octobre 2018
Il est l’un des pionniers. Son ouvrage « De la gratuité », paru en 1995, a été plusieurs fois réédité puis renommé « Pour la gratuité » (Éd. l’Éclat). Le philosophe Jean-Louis Sagot-Duvauroux revient sur l’évolution du concept de gratuité, les effets concrets qu’elle produit et ses limites. Entretien.
Vous avez publié l’ouvrage « De la gratuité » en 1995. Comment analysez-vous l’évolution du concept ?
Il y a de vraies avancées de gratuité. Dans ces temps de règne de l’argent et d’envahissement de l’imaginaire marchand, la perspective de gratuité était très contre-intuitive, mais, peu à peu, elle s’est installée, notamment sur la question des transports publics. Aujourd’hui, on voit monter la conscience qu’on peut résoudre des problèmes cruciaux de notre société par des voies non marchandes, notamment la gratuité. Ces alternatives sont comme des « sécessions » par rapport au système dominant. Cette idée apparaît nettement dans la pétition lancée par Paul Ariès (1). Construire la gratuité ça marche, ça rend les services efficaces, ça permet de sortir de l’hypnose consumériste et ça ouvre sur un changement de civilisation.
Les gratuités concernent aujourd’hui principalement les services publics. Quels domaines peuvent être concernés ?
Les gratuités sont toujours des questions concrètes, qui se décident selon les situations, les localités. Une collectivité peut instituer la gratuité des transports publics, une autre celle de la part d’eau qui nous est indispensable, une autre la gratuité des cantines scolaires qui crée un espace où le fils du notaire et celui du chômeur sont à égalité, ou, comme en Angleterre, la gratuité d’un musée. On voit par exemple apparaître la gratuité des funérailles…
Cela existe déjà ?
Oui ! Dans quelques villes de France, de Suisse. C’est quelque chose d’humainement très fort. La société dit aux personnes endeuillées : vivez votre peine, nous, on s’occupe de l’intendance. Fini l’obscène marché de la mort. On peut même imaginer mettre de la gratuité dans le logement, avec une sorte de sécurité sociale de l’habitat qui prendrait le relais du loyer en cas de perte de revenu. Chacune de ces gratuités se construit différemment et produit des effets spécifiques. C’est concret. Ça provoque le débat et ça réunit des gens qui, pourtant, peuvent être idéologiquement très différents.
Précisément, la question de la construction économique – donc du financement – de la gratuité est centrale. Ce financement peut être assurantiel, privé, par l’impôt, il n’est pas toujours solidaire…
Le financement par l’impôt ou les cotisations sociales est solidaire. L’impôt, même si aujourd’hui cela s’émousse, est progressif et redistributif. Les cotisations sociales sont proportionnelles. De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins, au lieu de « chacun selon son compte en banque ». Il y a aussi d’autres façons de construire des gratuités. Ainsi, le texte de mon livre « Pour la gratuité » est disponible gratuitement sur Internet, mais le livre lui-même est vendu. On maintient la part du marché, mais celui-ci est remis à sa place : bon esclave, mauvais maître.
Donc, la gratuité ne peut pas être un principe universel, selon vous ?
Ce n’est pas une baguette magique… La marchandise n’est pas le diable. Choisir sur le marché ses pommes ou ses chaussettes, c’est de bon aloi. Mais il est urgent de remettre le rapport marchand à sa juste place, subalterne. Les gens sentent que le rapport à l’argent et aux richesses produites devient fou et l’idée de faire autrement réapparaît. Et puis il y a des pans entiers de gratuité qui sont bien intégrés depuis longtemps : la santé, l’école, la voirie, etc. La gratuité fait déjà massivement partie de notre vie sociale et l’adoucit considérablement.
Une autre question se pose : celle de la construction « culturelle » de la gratuité. Revenons à l’exemple des musées : la gratuité a surtout eu comme conséquence de permettre aux mêmes personnes, les élites culturelles, de venir ?
Je n’en suis pas sûr. Quand Sarkozy avait lancé la gratuité de certains musées, des études avaient montré un réel élargissement du spectre social. Et il faut aussi prendre en compte des effets qualitatifs. Au Louvre, on paie 15 euros l’entrée et on veut inconsciemment en « avoir pour son argent ». Alors, on s’épuise à parcourir ce gigantesque espace. Si c’est gratuit, on peut revenir quand on veut, on contemple tranquillement, on comprend que cette expérience esthétique est sans prix.
De façon générale, un des points positifs de la gratuité est que cela permet de réfléchir à la qualité sociale, écologique du produit ou du service…
Oui, décider d’une gratuité conduit à ce que tout le monde en parle, échange des idées, des arguments. Instituer la gratuité d’une cantine scolaire conduit toujours à se poser concrètement la question de la qualité alimentaire de ce que vont manger nos enfants. Les collectivités qui ont opté pour la gratuité des transports publics ont toujours en même temps amélioré la qualité du service. Les gratuités créent dans la vie sociale des zones de véritable égalité et favorisent ainsi la démocratie. C’est la grande différence avec les tarifs sociaux, pollués par le sentiment soit d’être assisté, soit de payer à la place des autres.
Vous mettez aussi l’accent sur tout ce qui est gratuit autour de nous, à commencer par les gratuités « naturelles »…
Oui, par exemple la lumière du soleil ! Mais le domaine sans doute le plus suggestif est celui de la gratuité du temps. La diminution du temps vendu – congés payés, semaine de 35 heures, retraite – a rendu inaliénable une partie de notre temps et de notre activité : libre activité, temps gratuit… Qui s’en plaint à part les maîtres du marché ? La gratuité a aussi des effets inattendus. Dans les transports gratuits, la fin des contrôles a partout fait baisser la tension, chuter les incivilités et les dégradations et a relégitimé la place dans l’espace public des jeunes des quartiers populaires souvent ciblés par ces contrôles.
Depuis vingt ans, s’est également développée la gratuité sur Internet, notamment par l’accès à la culture, ce que l’industrie culturelle marchande a appelé le piratage : comment analysez-vous cette gratuité ?
C’est en effet un champ immense qui interroge de façon novatrice ce qu’on met sous la notion de propriété intellectuelle, notion si efficacement enrôlée par le capitalisme actuel. Avec le Web, ça prend l’eau de partout. D’autres innovations sont à l’œuvre, le logiciel libre, par exemple, gratuitement mis à disposition et dont l’économie monétaire repose sur la formation, la maintenance, sans délocalisation possible. L’argent est là ainsi remis à sa place. Et l’utopie de la connaissance universellement partagée est à portée de main.
(1) À l’occasion de ses 10 ans, l’Observatoire international de la gratuité lance une campagne en faveur de la gratuité des services publics. Début septembre, Paul Ariès a publié « Gratuité vs capitalisme » (Larousse), bible des expériences de gratuité. Une pétition nationale en faveur de la gratuité a été lancée en octobre. Et, début 2019, se tiendra, à Lyon, le 2e Forum international de la gratuité des services publics.
Face à la marchandisation du monde, un modèle alternatif émerge… Construire la gratuité est un combat d’avenir.
«Que penser de la mort en tant que service public ? La mort devrait être un service public gratuit, comme la naissance. » L’auteur de cette citation est plutôt inattendu : Pierre Desproges. L’humoriste, avec sa façon de faire passer ce qui paraît absurde pour une évidence, visait juste : trente ans plus tard, on parle de rendre gratuits… les services funéraires. Des expériences sont déjà menées en la matière en France et en Suisse, et, en réalité, le secteur marchand ne s’est emparé du marché de la mort que depuis le début du XXe siècle, comme pour beaucoup de besoins élémentaires. Mais depuis environ trente ans, la gratuité revient, s’impose de nouveau dans le débat public accompagnant les luttes pour les « communs ». Outre le livre signé par Paul Ariès au nom de l’Observatoire international de la gratuité, un appel a été lancé le 1er octobre : « Nous voulons que la gratuité soit la condition pour repenser le contenu social, écologique, démocratique du service public dans le but d’en finir avec le capitalisme et son monde », résume sa première phrase. Signé par de très nombreux militants politiques, associatifs ou syndicaux, venus de toute la gauche et de l’écologie antilibérale, il vise à rassembler les voix de ce « nouvel âge qui sonne à la porte de l’humanité ». Avec un troisième temps : le 2e Forum national de la gratuité, le 5 janvier à Lyon.
Face à face entre Agnès Verdier-Molinié Directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques Jean-Louis Sagot-Duvauroux Philosophe, dramaturge et auteur de Pour la gratuité (l’Éclat poche)