Jean Sivardière et Bruno Gazeau, président et vice-président de la fédération nationale des associations d’usagers des transports (fnaut), dans un article paru le 27 juillet 2020 sur le site de Reporterre, ont exposé leur vision des solutions possibles pour changer les comportements en matière de transports. Notre collectif a souhaité apporter sa contribution à ce débat, car nous croyons que faire supporter encore plus le prix des transports collectifs par l’usager via différents moyens est une « fausse bonne idée ». Bien au contraire, c’est la gratuité des transports publics qui permet de répondre à l’urgence sociale et à l’urgence climatique.
Péages urbains, privatisation des transports publics, hausse de la contribution des voyageurs : des solutions injustes et inefficaces
L’exemple de l’Allemagne est souvent mis en avant pour vanter la privatisation des transports ferroviaires, alors que l’opérateur public est très largement majoritaire (90 % des lignes nationales, 70 % des lignes régionales). On oublie curieusement de citer la Grande Bretagne, pourtant emblématique de ce qu’est la privatisation des chemins de fer menée jusqu’au bout de sa logique. 27 ans après, le résultat de la privatisation du rail est une vraie catastrophe en terme de prix (les Anglais consacrent 14 % de leur budget au Pass de transport mensuel, le prix du ticket de métro à l’unité à Londres est de 5,40 € !), de qualité de service et de sécurité, à tel point qu’une renationalisation est envisagée[1].
Le service public, avec les investissements à la hauteur et avec un statut social de qualité a fait depuis longtemps la preuve de son efficacité, car l’objectif des services publics n’est pas le profit. Les difficultés actuelles des services publics résultent pour l’essentiel des politiques d’austérités menées depuis 50 ans, où la satisfaction des besoins fondamentaux des populations disparaît, remplacée par l’injonction à la diminution de la dépense publique. Les résultats de ces politiques d’austérité sont dramatiquement illustrés par les difficultés du service de santé public à faire face à l’épidémie du covid-19, faute de personnel et de moyens suffisants.
Les péages urbains sont socialement pénalisants en l’absence d’alternatives pour le transport. Alors que la gratuité des transports publics pour les métropoles est écartée au motif qu’une forte augmentation de la fréquentation des transports en commun risquerait de saturer les réseaux (cf les conclusions du rapport commandé par la mairie de Paris[2]), il nous est proposé des péages urbains afin d’inciter à laisser sa voiture pour prendre les transports collectifs ! A minima, cela veut dire que les effets en termes de report modal attendus pour les péages urbains sont bien moins importants que la gratuité. Par ailleurs, le péage urbain est une infrastructure coûteuse dont l’installation demande forcément un retour sur investissement, c’est à dire le maintien de façon durable d’un flux important de voitures. Le risque est fort que le péage urbain ne soit pour l’essentiel qu’un nouvel impôt à l’entrée des villes.
La Cour des Comptes s’exprime régulièrement sur la nécessité d’augmenter la hausse de la contribution des usagers (recommandation exprimée en 2010 et 2016 : « accroître la part du coût des transports financée par les usagers »[3]).
La question du prix du transport public est une question sociale très forte, illustrée de manière inattendue par le rapport de la cour des comptes publié en 2016 et intitulé « La lutte contre la fraude dans les transports urbains en île de France : un échec collectif » [4]:
La première cause alléguée par les fraudeurs est d’ordre financier, tenant au prix jugé trop élevé du déplacement. De fait, la dégradation des taux de fraude est concomitante du développement de la crise économique depuis 2008. Dans un budget familial devenu très serré pour certains ménages, la fraude au transport offre une opportunité de diminution des dépenses, alors que les dépenses d’alimentation ou de logement sont peu compressibles.
Le même rapport indique que la fraude avait tendance à baisser jusqu’en 2008, année de la crise économique, avant de repartir très fortement à partir de 2008.
Alors que la crise sociale en cours menace de prendre des proportions hors du commun, de nombreuses personnes devront choisir entre renoncer à se déplacer ou prendre le risque de frauder. La tarification sociale n’est pas une solution à la hauteur du problème. Avec la gratuité, se déplacer en transports publics devient un droit et un bien collectif qui s’inscrivent dès lors dans une perspective sociale et écologique pouvant être partagée par toutes et tous, personne n’étant laissé sur le bord du chemin.
Il y a urgence ! Alors que les émissions nationales de GES ont diminué de 15 % entre 1990 et 2017, celles des transports ont augmenté de 13 %. Il faut une politique volontariste pour inverser la courbe.
Tenir les engagements de la COP21, cela veut dire baisser de 30 % les émissions de gaz à effet de serre des transports entre 2020 et 2030.
Les émissions de GES des transports sont essentiellement dues au déplacement des personnes en voiture particulière (52 %), suivi par les poids lourds (22 %) qui transportent 89 % des marchandises. Moins de 1 % des émissions de gaz à effet de serre vient du ferroviaire, 3 % provient des bus et des cars[5].
Il faut donc mettre la priorité sur le ferroviaire et les transports en commun, pour à l’horizon 2030 doubler la part du fret ferroviaire (comme le demande l’initiative 4F[6]), doubler la part des transports ferroviaires de personnes, augmenter très significativement la part des transports en commun et des modes doux (marche, vélo).
Pour que le report modal soit une réussite, il faut absorber la hausse de fréquentation que la gratuité va susciter en améliorant l’offre en termes de réseau, de confort et d’horaires. Améliorer le réseau des transports publics est l’occasion de revoir l’urbanisme et en profiter pour mettre en place des infrastructures pour les modes doux (rues piétonnes, pistes cyclables pour les vélos, …), comme cela a été fait avec succès à Dunkerque.
Instaurer la gratuité avec un réseau ne répondant pas aux besoins ne sert pas à grand-chose. Mais l’expérience montre qu’améliorer l’offre ne suffit pas pour changer en profondeur les comportements. Il faut un signal fort qui montre qu’on a changé d’époque et que la société attend de nouveaux comportements. La gratuité est un tel signal.
La gratuité fait que le transport public n’est plus vu comme une marchandise mais comme un bien commun, et indique que prendre les transports publics plutôt que sa voiture sert l’intérêt général.
Le coût de la non-gratuité
Les recettes issues des voyageurs sont de l’ordre de 5 Milliards d’€ pour les transports en commun[7] et de 1 Milliard d’€ pour les TER[8]. La perte de ces recettes serait de très loin inférieure aux coûts créés par les déplacements en véhicule individuel.
Les coûts du changement climatique pourraient représenter, à l’horizon 2050, entre 5 % et 20 % du produit intérieur brut (PIB) mondial de 2005 par an, alors qu’une stabilisation des émissions de gaz à effet de serre ne coûterait que 1 % du PIB mondial par an[9].
Le coût financier de la pollution a été évalué à une valeur comprise entre 70 Milliards d’€ et 100 Milliards d’€ par an, le coût du réchauffement climatique à plus de 5 % du PIB, soit pour la France 130 Milliards d’€. La situation de pandémie actuelle montre bien quelles sont les conséquences pour nos sociétés des dérèglements environnementaux.
A Dunkerque, la Mairie a évalué à 500 000 € par jour le budget dépensé quotidiennement par les Dunkerquois en carburant[10]. En réduisant ce gaspillage, la gratuité enrichit la collectivité.
Augmenter la part de financement des entreprises
Le versement mobilité (anciennement versement transport) représente 47% des recettes contre 20 % pour les usagers. Augmenter de 50 % le versement transport (par exemple passer le taux de 2 % à 3 % dans les agglomérations de plus de 300000 habitants), permettrait de combler une grande part du manque à gagner pour les transports, le reste pouvant être fourni par les collectivités publiques et l’État.
Cette augmentation de la contribution des entreprises est justifiée pour au moins deux raisons.
La première, souvent relevée, est qu’elles bénéficient directement des infrastructures de transport, qui permettent aux salariés de venir au travail, mais aussi parce que la congestion impacte les livraisons et les services.
Une deuxième raison, moins souvent évoquée, est que la concentration propre aux métropoles répond aux demandes des grands groupes industriels et financiers, qui voient dans cette concentration un outil efficace pour leur compétitivité internationale. Les douze métropoles provinciales et l’agglomération parisienne réalisent la moitié du PIB (51 %), déposent 70 % des demandes de brevets et connaissent une dynamique économique forte (1,6 % de croissance annuelle entre 2000 et 2010 à comparer au taux de 1,1 % pour l’ensemble de France)[11]. Cette concentration est source de nuisances (bruit, pollution, temps perdu, coûts de déplacement supplémentaires, etc…) pour l’ensemble de la population, il est normal que son coût soit supporté par les groupes qui en sont à l’origine.
L’augmentation du versement mobilité transforme une part des profits en bien commun. Il est légitime que la création de richesses finance un peu plus les services publics, un peu moins les dividendes.
Un avenir vivable et désirable pour tous ne pourra être qu’écologique et social.
[1]https://theconversation.com/fact-check-la-mise-en-concurrence-des-transports-ameliore-t-elle-leur-cout-et-leur-qualite-131976
[2]https://cdn.paris.fr/paris/2019/07/24/712dc8969dfcdc7396a70bb2b0608d99.pdf
[3]https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/12-transports-ferroviaires-idf-depuis-2010-RPA2016-Tome-2.pdf
[4]https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/15-lutte-contre-fraude-transports-idf-RPA2016-Tome-1.pdf, page 7
[5]https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/sites/default/files/2019-09/datalab-57-les-comptes-des-transports-en-2018-aout2019.pdf pages 107, 108, 127
[6]https://www.sncf.com/sites/default/files/press_release/4F%20DP-DEF%2025062020.pdf
[7]https://www.utp.fr/sites/default/files/20181127_DP_OBSERVATOIRE_DE_LA_MOBILITE_2018_DEF_1.pdf page 34
[8]https://www.ccomptes.fr/system/files/2019-10/20191023-rapport-TER-ouverture-concurrence.pdf
[9]https://www.senat.fr/rap/r08-543/r08-5433.html
[10]https://www.hauts-de-france.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/191105_atelier3_dunkerque.pdf
[11]https://www.strategie.gouv.fr/debats/grandes-metropoles-croissance-economique